
Quelle place pour
la littérature à
la télévision française ?
De l'émission de plateau
aux nouvelles créations
CHAPITRE I
L'émission littéraire, une exception culturelle française
La littérature fait la fierté des Français. Au pays de Victor Hugo, les belles lettres rayonnent, et se drapent de mille vertus. « Il y a en France depuis toujours une attention, voire même une quasi vénération pour la littérature et les livres. C’est quelque chose d’exemplaire et d’assez magnifique », juge Patrick Tudoret, écrivain et journaliste, auteur de l'essai "L'écrivain sacrifié. Vie et mort de l'émission littéraire" (2009).
Les acteurs principaux de cette fierté nationale sont logiquement portés au pinacle : poètes, écrivains ou intellectuels jouissent d’un statut prestigieux : « Il y a dans ce pays une mystique de l’écrivain », détaille Patrick Tudoret. Pour être considéré, il faut avoir écrit. Quitte à parfois prendre la plume de manière intempestive. « Regardez tous ces hommes politiques, qui commettent un livre, très souvent désastreux », prend en exemple Patrick Tudoret.
Ce statut si prestigieux de l'écrivain est une exception française. « Dans bien des pays, et notamment hors de l’Europe, écrire est un métier comme un autre, ni plus ni moins. C’est même dans certains lieux une activité relativement marginale. Aux Etats Unis, écrire est une profession avec un dimension commerciale nettement affirmée, et sans encombre ! », avance Patrick Tudoret. Si les liens entre presse écrite et littérature sont très forts, qu'en est-il de ceux entretenus avec la télévision, devenue reine dans la seconde moitié du XXème siècle ?
C’est tout naturellement que, dès son existence, la télévision cherche à intégrer la littérature dans ses programmes. Les écrivains, d'abord réticents, finissent par se plier à l'exercice, et les programmes se multiplient.
Au total, près d'une centaine d'émissions littéraires, au succès et à la longévité variables, voient le jour entre 1965 et aujourd'hui. « Dans les années 90, il y avait jusqu’à neuf émissions littéraires concomitantes sur différentes grandes chaînes. Chacune d’entre elles se devait d’avoir sa vitrine culturelle et littéraire en particulier », expose Patrick Tudoret. Aujourd’hui encore, cette révérence pour l’objet littéraire à la télévision subsiste, et reste un phénomène singulier par rapport au reste du monde.

Le programme"Apostrophes" incarne l’âge d’or de l’émission littéraire à la télévision. Elle règne sur la sphère culturelle cathodique
pendant 15 ans.
Menée par Bernard Pivot, ancien critique littéraire au Figaro et sur Europe 1, elle est créée en janvier 1975 pour la toute nouvelle chaîne Antenne 2, apparue avec l’éclatement de l’ORTF. Son ambition : réunir les plus grands écrivains de l’époque et « faire du grand spectacle ».
« Apostrophe était une émission étonnement moderne il y a 40 ans » commente François Jougneau, ancien rédacteur en chef du Grand Journal et désormais rédacteur en chef de la Grande librairie.
Mutations des postures auctoriales
Au fil des décennies, l’image sacrée de l’écrivain est peu à peu modifiée par sa représentation télévisuelle.
D'abord dissimulé aux yeux du monde, l'homme de lettres se cache derrière ses manuscrits, cultivant l’aura de mystère qui entoure son talent. Les premières incursions télévisuelles dans la vie de l'écrivain datent de l’émission « Lecture pour tous », animée par les deux Pierre, Dumaillet et Desgraupes. C’est alors la télévision qui vient au grand homme. « Les équipes de télévisions, menées par des intellectuels renommés, allaient avec déférence chez Gide et Claudel pour tenter de percer le mystère de leur génie », raconte Patrick Tudoret.
Peu à peu, les deux continents s’inversent : la télévision fait venir le grand écrivain sur le plateau, le continent éditorial se plie aux exigences du continent cathodique. « Bien sûr, il y a eu quelques irréductibles, comme Julien Gracq, qui a toujours refusé de mettre les pieds sur un plateau », relève Patrick Tudoret. Mais peu à peu, les écrivains sortent de leur réserve. Ils comprennent vite l’intérêt que la télévision présente pour eux : être vu pour être lu… et honorer son contrat avec l’éditeur. Dès lors, l’écrivain « montre sa bobine, se place en position inférieure par rapport à l’institution cathodique devenue dominante ».
Enfin l’écrivain est noyé sous ce que Serge Daney, grand critique de cinéma appelle le « plein jour obligatoire ». Alors que la littérature représente symboliquement la part nocturne du monde, « c’est-à-dire la négativité, au sens constructif et puissant », la télévision, avec ses plateaux ultra-éclairés en est au contraire la part diurne.
L’écrivain, surexposé, disparaît, « comme sur une photographie où une trop grande lumière entre dans l’objectif » compare Patrick Tudoret.« On assiste à une élévation, une assomption et donc une disparition de l’auteur, au profit d’un personnage cathodique. »
L’auteur en vient à faire ce que l’on attend de lui sur un plateau : il fait preuve d’esprit, d’humour… « Tout cela au détriment de l’essentiel : la littérature et le texte. On présente au recto la bobine de l’auteur et le verso, à savoir le livre, n’intéresse plus », pointe avec regret Patrick Tudoret.
« On assiste à une élévation, une assomption et donc une disparition de l’auteur, au profit d’un personnage cathodique. »
Patrick Tudoret

Certains écrivains parviennent à développer un modèle interssant, en jouant avec les codes de la télévision par la création et la mise en scène d'un personnage.
"Je prendrais l’exemple d’Amélie Nothomb", avance Patrick Tudoret. "Elle a un talent certain, mais elle a su aussi développer une vision très marketing et intelligente de ce qu’elle fait en se mettant en scène, avec des tenues un peu excentriques… Elle a construit un personnage. C'est d’ailleurs aussi un moyen de se défendre en tant qu’écrivain face au gros œil inquisitorial de la caméra, qui scrute et qui peut aussi détruire, en sur-exposant les auteurs. On pense notamment à certains Goncourts qui se sont suicidés. Le succès et la richesse s'accompagnent désormais bien souvent d'une vie saccagée, happée par les médias et dévorés par eux. Comme Chronos dévorant ses enfants…"
Avec son univers décalé, son amour du champagne et ses réparties spirituelles, la romancière belge est devenue une star de l'univers littéraire et une personnalité fréquemment médiatisée. Alors que les succès d'édition s'accompagnent rarement d'une légitimité critique, Amélie Nothomb a su creuser sa place dans les émissions culturelles. Elle ouvre chaque année les saisons de "La Grande Librairie", depuis les débuts de l'émission il y a 10 ans...


Augustin Trapenard, qui s’est penché sur les postures auctoriales lors de ses recherches universitaires, avant de devenir l'emblématique voix de "Boomerang" et le journaliste féru de culture officiant sur Canal +, tient un discours plus optimiste sur la place de l'écrivain à la télévision. Pour lui, l’auteur, hors de son texte, mérite l’attention.
Il le croit sincèrement, « la parole de l’artiste quel qu’il soit et du romancier en particulier change le monde. Je préfère écouter Virginie Despentes nous parler de Paris plutôt qu’Anne Hidalgo. » Par les détours qu’il emprunte, l’artiste « développe une vision sociale bien plus profonde que le discours suturé, extrêmement construit et concis du politique» proclame-t-il comme une profession de foi.
« Dans l’ère d’image qui est la nôtre, en particulier à la télévision qui l'interroge sans cesse, il s’agit plus que jamais de réfléchir sur la position de l’auteur : comment il évolue,comment il existe ? »
CHAPITRE II
Le déclin de la littérature à la télévision
Avec les années 2000, la course à l’audience s’accélère et l’auteur est de moins en moins visible. En quelques décennies, la place de la littérature à la télévision ne cesse de s’amenuiser : passé l’âge d’or d’"Apostrophes", les émissions culturelles ont du mal à survivre et la spécialisation du journaliste culturel se dévalue insidieusement. Les programmes littéraires sont supprimés ou repoussés en fin de soirées. Aujourd’hui, ils sont moins d’une dizaine à se partager l’écran.
En 2018, la commission de concertation pour la réforme du service public pointait « les risques d’affaiblissement de la diversité culturelle ». Sur la rubrique « Culture » du site de France télévisions, on peut lire : « France Télévisions propose une offre culturelle forte qui fait la part belle à la littérature. Son ambition est d’accompagner la création littéraire, de cultiver une relation privilégiée avec les auteurs et d’inviter au jour le jour les téléspectateurs à la lecture ».
Malgré un discours favorable au développement des contenus tournés vers la culture, les chaînes du PAF ne mettent que rarement en pratique ces bonnes intentions affichées. La disparition, faute d’audiences satisfaisantes, de l’émission « Ce soir ou jamais », l’émission de débat animée par Frédéric Taddeï sur France 2 en 2016, pourtant communément reconnue comme un programme de haute qualité, en est une illustration. « Le service publique devrait être un sanctuaire pour la culture…
mais il tend à faire comme les autres en devenant de plus en plus commercial, et il ne promeut pas suffisamment de contenus exigeants et culturels », déplore Patrick Tudoret.

Le journaliste culturel de plus en plus généraliste
Autre signe inquiétant : la disparition progressive de journalistes spécialisés dans un domaine culturel.
En 2016, Augustin Trapenard créait une petite polémique en critiquant les nouveaux programmes culturels qui mettaient en avant Léa Salamé dans « Stupéfiant ! » sur France 2 et Nicolas Demorand dans « Drôle d’endroit pour une rencontre » sur France 3.
« On voit souvent des journalistes « sérieux », d’anciens grands reporters qui se piquent de littérature à la fin de leur carrière. Or la littérature c’est aussi un art, et un art ce n’est pas du génie à l’état pur. Il faut sortir de cette conception romantique du 19ème siècle. Ca ne vient pas comme ça, par l’inspiration de la muse ! Un art c’est aussi une technique, un travail », martèle-t-il.
Augustin Trapenard sait de quoi il parle. Sa formation, dit-il, a été très lourde. Diplômé de l'École normale supérieure de Lyon, et agrégé d'anglais, il estime que pour interroger et éclairer une œuvre littéraire, certaines connaissances sont indispensables. « Il faut savoir où se situe un texte, avoir lu d’autres textes de cet auteur, savoir dans quel genre, dans quelle école il s’inscrit, dans quelle maison d’édition, dans quelle façon d’envisager la littérature… J’essaye toujours d’appliquer cette règle à tous les arts, non que je critique, mais que je rencontre. »
Ce défaut de formation se fait sentir sur la qualité des échanges entre journaliste et auteur. "Certains intervieweurs donnent vraiment l’impression de n’avoir lu que les 50 premières pages, voire uniquement la 4ème de couverture ou la présentation des attachés de presse", commente Dorothée Fries, journaliste à "La Grande Librairie". "Les questions sont creuses, imprécises… »
Le temps de parole est de plus en plus fragmenté : "Dans énormément d’émissions, quand l’entends le romancier faire la promotion de son livre en quatre minutes, je me demande pourquoi il a été invité ? Pas pour nous donner sa vision du monde, mais pour faire la promotion d’un objet marchand", déplore Augustin Trapenard.
Les écrivains font donc de la promotion à bâtons rompu sur des plateaux télévisés, enchaînant talk-shows et plateaux télé, sommés parfois de résumer leur travail en quelques minutes. Pour la promotion de leurs livres, les éditeurs se tournent désormais davantage vers les émissions généralistes, telles que "Salut les terriens" ou "On n'est pas couché", plus suivies du grand public.
Culture du clash et talk show à l’américaine
L’autre manière à la mode de traiter l’actualité littéraire, c’est le prisme de l’agression et de la polémique, qui répond à la tentation du buzz. « Ce qui me fait peur, c’est ce journalisme du jugement. Aujourd’hui on a énormément de critiques littéraires qui nous disent : j’aime ou je n’aime pas. »
Un livre marque particulièrement Augustin Trapenard dans sa jeunesse : « La distinction » de Bourdieu. « Ce livre a absolument changé ma vie et ma perception du monde : Bourdieu dit : « Si je te demande ton goût, je ferais mieux de te demander d’abord ce qui te dégoûte. »
Marquer un livre du sceau de sa désapprobation revient donc à exercer une forme de violence sociale, plus radicale encore que la violence personnelle : « Quand Christine Angot nous explique qu’elle n’aime pas un texte, ce n’est pas elle qui parle, c’est aussi son entourage, l’éducation qu’elle a eue, son histoire personnelle, son niveau social » décompose Augustin Trapenard.
L’exception culturelle à la française est menacée par le modèle américain, basé sur "le trépied talk-show, série et match sportif", énumère Patrick Tudoret. Dans ce dispositif, les écrivains américains ont très peu de place : "99 % d’entre eux n’ont pas d’accès aux médias. Ceux qui ont une exposition à la télévision sont des écrivains à la dimension internationale, voire planétaire, ou ils ont reçu un prix Nobel…" constate Patrick Tudoret. "Quand on leur donne la parole, c’est dans des talk-shows..."
Pierre Bourdieu explique son livre "La Distinction" sur le plateau d'"Apostrophe". A 2'min10 : explications sur "la critique sociale du jugement".
L'émission de plateau, une tradition perpétuée par "La Grande Librairie"
Sur France 5, l’émission "La Grande librairie" représente la caution culturelle de la chaîne. Contrairement aux autres émissions littéraires, ce rendez-vous hebdomadaire est diffusé en direct, en prime-time, et bénéficie d’une large plage horaire d’1h30. « Il n’y a aucune émission où les écrivains ont autant de temps pour parler », mesure Dorothée Fries, journaliste depuis 8 ans pour l’émission.
En digne héritière d’"Apostrophes", le programme reprend les codes traditionnels de la grande émission de plateau : des invités de premier plan, interviewés tour à tour sur leur actualité littéraire.
L’émission se distingue en revanche de son illustre prédécesseur par un ton éloigné de la polémique « On ne prend pas beaucoup de partis pris, François ne veut pas que ce soit une émission de débat », commente Inès De La Motte Sainte Pierre, journaliste réalisatrice des sujets vidéo depuis les tout débuts de l’émission, en 2008.
L’atout de "La Grande Librairie" repose essentiellement sur son présentateur. « Si on enlève François Busnel, il n’y a plus de Grande Librairie, ou il faut faire une autre émission. Personne ne pourrait le remplacer au pied levé », commente Dorothée Fries. Ancien rédacteur en chef de la rubrique « Livres » de L’Express et ancien directeur du magazine Lire, passé ensuite par la chaîne Direct 8 où il animait une émission littéraire, François Busnel s’est imposé en dix ans comme le principal émissaire de la cause littéraire sur petit écran. « Sa force, c’est qu’il parvient à vulgariser sans que ce soit bêtifiant. L’émission est exigeante sans pour autant être excluante : c’est aussi ce qui fait que ce n’est pas "Public Sénat" », défend Dorothée Fries.
Les émissions littéraires s’inscrivent dans un contexte où la baisse de la pratique de la lecture dans la société est tangible. « En 20 ans, les ventes de livres ont à peu près diminué de moitié. Avant, on considérait qu’un livre était un succès à 20-30 000 exemplaire vendus. Aujourd’hui, à 10 000 exemplaires on parle d’un franc succès. A 5 000, les livres commencent à être regardés par les éditions de poche et les éditeurs sont ravis », contextualise Patrick Tudoret.
Le roman serait-il en voie d’extinction ? Pour Patrick Tudoret, son triomphe est en tout cas derrière lui. Comme la poésie, il tend à devenir un genre à la marge. « A part quelques arbres qui cachent la forêt, la plupart des romans ne se vendent pas. Il y a 700 romans qui paraissent à la rentrée, sur ces 700 il y en a 7 qui vont vraiment cartonner, et les autres qui vont plus ou moins fonctionner. La moyenne des ventes de romans en France aujourd’hui se situe entre 300 et 500 exemplaires... »

Une émission prescriptrice
Dans ce contexte, la nécessité d’émissions à vocation promotionnelle sont déterminantes. Car, autre spécificité française, la publicité et la littérature n’ont jamais fait bon ménage dans l’Hexagone. Pendant longtemps, la publicité télévisuelle est restée interdite aux livres sur les grandes chaînes généralistes, et maintenant qu’elle est autorisée, elle est quasiment inexistante. Une stratégie de contournement s’est alors imposée, portée avec panache par Bernard Pivot : la promotion. « Bernard Pivot a créé quelque chose d’unique, décrypte Patrick Tudoret. Il disait humblement qu’avec « Apostrophes », il se substituait à ce qui est impossible de faire, c’est à dire la publicité. Evidemment il y mettait les formes et certaines émissions étaient remarquables, grâce à ses qualités d’interviewer hors-pair. »
Quant à "La Grande Librairie", elle porte bien son nom : comme Bernard Pivot avant lui, François Busnel assume son objectif de faire vendre des livres. L’émission est d’ailleurs la plus prescriptrice du PAF (plébiscitée par 86 % des libraires), selon une enquête de "Livres Hebdo" menée auprès des libraires. "Ce n’est pas un impact comme chez Bernard Pivot, qui pouvait d’un seul coup multiplier par 100 les exemplaires vendus", tempère Patrick Tudoret. "Mais la télévision garde un impact notamment sur les libraires : c’est le « vu à la télé » un peu crétin, mais qui donne plus de chance pour un livre d’être connu."
François Busnel garde le souci de trouver dans ses interviews des axes de réflexion qui donneront envie de lire. Ses lectures sont orientées en fonction du public : « Quand il prépare ses questions, il ne se demande pas ce qui l’intéresse personnellement, mais ce qui peut intéresser le plus grand nombre », révèle Dorothée Fries.
Une image élitiste
L’émission de plateau renvoie souvent à une image « intello ». Malgré son intention de rendre la littérature accessible, La grande librairie n’échappe pas à la règle : « La forme paraît très élitiste, et j’entends souvent des gens me faire cette réflexion. Ce qui est embêtant c’est qu’ils zappent sans prendre le temps de regarder » déplore Dorothée Fries.
Conséquences de cette image, les audiences peinent à décoller, même plusieurs années après la création. Les prédictions de Patrick Tudoret ne sont pas très optimistes à l’égard de l’avenir des émissions littéraires. ""La Grand librairie", c’est un peu le dernier des Mohicans. Et en termes d’audiences, on est très loin des audiences que faisait Bernard Pivot en son temps…" Il faut dire que la télévision a bien changé. Fini le temps d’"Apostrophes" et de ses six chaînes concurrentes. "Quoi qu’il arrive, il y avait une chance que le téléspectateur tombe dessus", note Inès De La Motte Saint Pierre. Aujourd’hui, vous avez 200 chaînes à votre portée. Qu’est-ce qui fait que vous allez choisir LGL, si tant est que vous regardiez la télévision ? »
CHAPITRE III
Réinventer l'émission de plateau
Ce modèle du plateau est-il encore adapté à la télévision d’aujourd’hui ? "Le public a changé, la télé a changé, les attentes ont changé", résume François Jougneau, rédacteur en chef de "La Grande Librairie". "Le piège absolu, ce serait de continuer à faire "Apostrophes" aujourd’hui".
Rajeunir l’audience ?
Le cas de "La Grande librairie" offre un exemple intéressant de renouvellement. A l’origine de celui-ci, le constat fait par François Busnel d’un essoufflement de l’émission. Après un départ poussif les deux premières années, avec une moyenne de 100 000 téléspectateurs, l'émission finit par trouver son public et parvient au fil du temps à atteindre 300 000 téléspectateurs, "400 000 quand on faisait un coup" se souvient Inès De La Motte Sainte Pierre. Mais elle peine à franchir cette barrière, et à atteindre d’autres personnes qu’un public essentiellement féminin, ayant entre 50 et 70 ans. "Ce réservoir de fans de "La Grande Librairie" est composé des gens qui achètent des livres, qui aiment les auteurs, qui les connaissent très certainement, qui écoutent France Inter et France culture, qui sont familiarisés avec l’univers littéraire et qui aiment François", décortique Inès De La Motte Saint Pierre.
L’idée est d’élargir l’audience à un public plus vaste, sans toutefois renoncer à l’image de sérieux de l’émission. "Il n’était absolument pas question de déposséder l’émission de son exigence éditoriale. C’est elle que les gens aiment, et il ne faut jamais renier sa base", tranche François Jougneau. "Mais on ne peut pas se reposer dessus non plus, parce que cette base est vieillissante, et que si la relève n’est pas assurée, là, c’est une catastrophe."
Aller chercher les jeunes n’est toutefois pas un objectif en soi : "Je ne sais pas si la télévision vit ses dernières heures, mais ce n’est plus vraiment un médium de jeunes. Ils ne regardent plus la télé, ils ont d’autres habitudes. A mon époque, la télévision, c’était un spectacle familial le soir. Ce rendez-vous là n’existe plus", analyse François Jougneau. "Et pour ceux qui continuent à regarder la télévision, ce n’est pas pour ça qu'ils sont scotchés à une période qui n’existe plus…"
Florent Le Dû, journaliste à La Grande Librairie depuis janvier 2017, chargé en particulier des nouvelles séquences ajoutées à l’émission, dresse le même constat : « Le but c’est d’améliorer ce qu’on a déjà, de faire quelque chose d'un peu plus sexy. A la limite, en rajeunissant la forme de l’émission, on va ramener un public plus âgé, parce que ça fait du bien à tout le monde. »
Plus que de la rajeunir, l’idée est donc de diversifier l’audience et d’amener des gens qui ne sont pas nécessairement des grands lecteurs à regarder l’émission. "Il faut aller chercher des gens, comme dans n’importe quel commerce. Sinon le pas de porte n’a plus aucune valeur, il ferme, et vous n'avez plus que vos yeux pour pleurer », résume avec pragmatisme François Jougneau.
Produire l'émission
C’est dans une optique de renouvellement, suite à une saison médiocre, que François Busnel fait appel en 2017 à François Jougneau. L’ancien rédacteur en chef du "Grand Journal", qu’il contribue à créer en 2004 et dont il établit la programmation jusqu’en 2014, est chargé de donner un second souffle à l’émission. "François Busnel voulait quelque chose qui viendrait injecter une légèreté manquant peut-être dans l’émission", explique François Jougneau.
Mais comment conquérir un nouveau public sans vendre son âme au diable de l’audience ? "Il s’agit de tenter des choses qui sont plus dans l’air du temps, qui d’un côté ne déstabiliseront pas les gens qui nous regardent et qui d’un autre côté séduiront un public qui jusque-ici n’était pas là", expose François Jougneau.
Toutes ces mystérieuses expériences ce résument en un impératif simple : "produire l’émission", explique François Jougneau. Produire, c’est-à-dire enrichir les interviews brutes. « La télévision c’est de l’illusion, donc l’idée c’est de créer des moments, des séquences étonnantes, de réfléchir aux différentes valeurs de plans… », illustre Augustin Trapenard.
« "Apostrophes" avait beau être une émission formidable, quand on regarde aujourd’hui, cela nous paraît étonnement ennuyeux. Pourquoi ? parce qu’à l’époque la télévision n’était pas produite », analyse François Jougneau. Personne n’était choqué de voir pendant trois minutes Marguerite Duras dans un plan fixe.
« La grande librairie reste une émission de plateau mais avec une prise de conscience qu’il fallait plus de rythme », expose Florent Le Dû. Cette exigence est devenue d’autant plus pressante que "La Grande Librairie", qui ne durait qu’une heure dans les sept premières années de sa vie, a ensuite gagné trente minutes supplémentaires. Un cadeau empoisonné ? "Une heure d’émission avec 4 écrivains et une interview bien menée, ça passait trop vite. On en sortait avec l’envie d’en avoir encore un quart d’heure. Mais c’est au-delà d’une heure que le temps paraît long et qu’on peut vite tomber dans l’ennui. Je pense que le passage à 1h30 a fait qu’on a eu besoin de produire l’émission", avance Inès De La Motte Saint Pierre.

Changement de décor

La rentrée 2017 a été pour "La Grande Librairie" l’occasion d’un grand rafraîchissement de son apparence. L’ancien décor, constitué de livres gigantesques est abandonné pour une ambiance plus décontractée. « Quand on pense que les gens ont déjà peur d’acheter un livre de poche, imaginez le flippe devant un livre qui fait 5 mètres de haut. Non seulement c’était intimidant, mais c’était même carrément repoussant », se rappelle François Jougneau avec une pointe d’ironie. « Ca pouvait être contre-productif de mettre des titres célèbres de littérature sur ces livres énormes, quand on ne les connait pas ça ne met pas en confiance », ajoute Florent Le Dû.
Transformé en une sorte de salon convivial, le nouveau plateau abandonne les canapés individuels pour des banquettes, afin de créer une sorte d’intimité entre les invités.
La musique du générique a été repensée, l’ensemble de l’habillage recomposé avec un nouveau bureau de graphisme.
Les transformations visuelles portent leurs fruits : « On me fait souvent la réflexion que c’est plus agréable depuis un an de regarder "La Grande Librairie". Pour le décor, pour le rythme, pour la barbe de François Busnel… je pense qu’on a gagné 50 000 spectateurs avec cette barbe », plaisante, à moitié seulement, Florent Le Dû. Force est de constater à l’image des archives que le look du présentateur s’est modifié en dix années. Simple changement de style personnel ou volonté de mieux coller à l’aire du temps ? « Je trouve en tout cas que cela renvoie une image moins élitiste. François Busnel se laisse aller à faire des petites références au rocks. Il y a un coté plus cool, plus jeune » décode Florent Le Dû.
Prégénérique
Ces changements peuvent paraître anodins, mais ils sont en réalité primordiaux : ils cassent l’image d’émission culturelle exigeante et captent plus facilement l’attention de plus en plus morcelée du téléspectateur. « Parfois, en zappant, on choisit en deux secondes ce que l’on va regarder. Ce qu’une émission dégage au premier coup d’œil visuel est donc très important », insiste Florent Le Dû.
Toujours dans l’optique de casser l’image poussiéreuse de l’émission littéraire, "La Grande Librairie" se dote à la rentrée 2017 d’un prégénérique mettant en scène dans de petites séquences au ton décalé des personnalités du monde artistique et médiatique français, pour présenter la thématique de l’émission de la semaine. « Il a rendu "La Grande Librairie" plus cool. D’une émission un peu intello, on passe à une sorte de buzz, toute proportion gardée. Je pense que les prés-gen se sont très bien adaptés à l’époque et au besoin de notoriété. En mettant en scène des gens comme Jonathan Lambert, Isabelle Nanty, Isabelle Carré et François Xavier Demaison, on envoie un message, parce que le grand public ne les attendrait pas forcément là », réfléchit Inès De La Motte Saint Pierre.

Donner du rythme
« Ce qui fait une bonne émission de plateau, c’est le fait de laisser les invités développer leur propos, tout en réussissant à casser le rythme de l’interview à temps.
Ce n’est pas forcément avec les images et le rythme qu'on va aller regarder l’émission, mais c’est avec ça qu’on va y rester.»
Florent Le Dû
Plusieurs leviers d’action sont utilisés pour rompre la monotonie des échanges. La plus élémentaire tient à la réalisation, par les fréquents changements de plans. Outre les caméras qui cernent le plateau de toute part, un écran géant et un piano se font désormais face. "Mon poste a notamment évolué avec cette nouveauté parce qu’il fallait remplir cet écran et faire jouer ce piano", raconte Florent Le Dû. L’écran permet de sortir du plateau, de jouer avec l’extérieur, d’introduire du rythme et d’illustrer par l’image. Son usage est toutefois strictement contrôlé par François Busnel. "La vérité de cette émission, c’est le plateau. Je souhaite qu’on mette peu d’image, mais les bonnes", répète-t-il fréquemment lors des filages de l’émission.
Quant au piano, il permet une séquence de fermeture légère et poétique intitulée "Je me souviens". Un des invités répond à une sorte de questionnaire de Proust accompagné par les improvisations pianistiques de Richard Lornac. « Cette séquence est née d’une volonté de créer une rubrique qui reste du plateau mais qui sorte de l’interview sur le livre. Cela faisait quelques années que François Busnel avait la réflexion de faire une séquence en dehors de l’actualité littéraire », explique Florent Le Dû.

Séquence "Je me souviens" avec Christian Bobin.
En deux ans, la volonté de donner du rythme se ressent de manière très claire, notamment dans tous les magnétos diffusés lors du direct. "Pendant longtemps, François a privilégié la lenteur", se souvient Inès De La Motte Saint Pierre. "Il disait qu’on proposait une contre-programmation par rapport à la télévision actuelle, qu’il fallait laisser le temps et faire des respirations".
Désormais, les portraits d’écrivains sont dessinés tambour battant. Le dernier en date, consacré à Robert Badinter aurait duré cinq minutes il y a quatre ans. Il a dû tenir dans deux courtes minutes : "J’ai dû raccourcir mes pauses entre chaque moment. J’avais l’impression que ça faisait très catalogue, et en même temps c’est ce qui dynamise le sujet", admet Inès De La Motte Saint Pierre.

Dans le bureau de Robert Badinter
Avec le rythme, l’accent a été mis depuis deux ans sur le graphisme, notamment lors de la séquence « librairie » de la semaine, où un libraire présente cinq livres. "Avant, ils ne parlaient que d’un livre. Maintenant, c’est beaucoup plus enlevé, plus speed, et c’est très travaillé graphiquement. Il y a des libraires qui me disent que ça ne les intéresse pas parce que c’est trop superficiel, ce qui est juste", note Inès De La Motte Saint Pierre. Mais pour François Busnel, l’essence de La Grande Librairie se trouve sur le plateau. "Le reste n’est fait que pour le rythmer, le produire et l’accélérer, donc c’est du décorum", conclut Inès De La Motte Saint Pierre.

Une pastille "librairie" est diffusée chaque semaine dans l'émission.
ECRIVAIN :
Divin ou piètre orateur
?
Cette question divise. Bernard Pivot, féru des joutes verbales sur Apostrpohe, considérait que les auteurs parlent mieux que le commun des mortels. François Busnel est plus mesuré sur la question. Alors, du livre ou de l’auteur qui choisir ? « C’est un mélange des deux », répond Dorothée Fries. « Patrick Modiano n’est typiquement pas le bon client : il cherche ses mots, il a vraiment sa manière de parler. Un bon écrivain n’est pas forcément un bon orateur, ce n’est pas le même boulot. Modiano le disait quand il a reçu son prix Nobel… » Quoi qu’il en soit, en matière de littérature, « l’écrit restera toujours supérieur à l’oral » conclut Patrick Tudoret.
Etablir une programmation équilibrée
Rythmer l’émission certes, mais cela raccourcit-il le temps de parole des invités ? "Les écrivains ont le temps de parler, donner du rythme n’est absolument pas antinomique avec cette idée", tranche Dorothée Fries. "Le plus important, c’est la parole de l’auteur. S’il met dix minutes à répondre, qu’il le fasse". Tout l’art réside dans le fragile équilibre à trouver dans la distribution de ce temps de parole. "C’est comme une recette de gâteau", compare Inès De La Motte Saint Pierre. Pour ne pas rendre le propos indigeste, quelques ingrédients sont nécessaires :
Le choix des différents écrivains qui partageront le plateau est primordial. "Une programmation, ce n’est pas juste une liste de nom », considère François Busnel. Il ne s’agit pas uniquement d’aligner une sélection de livres intéressants tournant autour d’un sujet commun. « C’est une question de dosage entre des coups de cœur et des ouvrages grand public, des choses populaires, des essais..."
Autour de la thématique, le plateau se compose. Il s’agit de décider de la façon dont l’émission va s’articuler, de l’histoire qu’elle va raconter, de l’alchimie qui pourra se créer entre les invités. « C’est bien d’avoir sur le plateau une découverte, une personne connue, une personne qui va être bonne sur le plateau, quelque chose qui va faire rester le téléspectateur jusqu’à la fin », résume Inès De La Motte Saint Pierre. Le tout sans pour autant négliger le fond.
Pour attirer l’auditoire, avoir une tête d’affiche sur le plateau est primordial. Tout aussi important, le bon client. "Joann Sfar c’est un peu les deux. Quand il est sur le plateau, on sait que ça va virevolter : il est drôle, capable de rebondir sur tout, il a un talent certain, un propos percutant, il va dessiner en plus… Le mec est génial. Pourtant tous ses livres ne valaient pas le coup », juge Inès De La Motte Saint Pierre. « Parfois, tant pis si le livre n’est pas bien, si ça peut faire un bon moment de télé », conclut Dorothée Fries.
Sous l’inflexion de François Jougenau, les émissions à thématiques se sont aussi renforcées. Spéciales histoire, science ou jeunesse… « Ce sont des formats qui marchent assez bien » commente-t-il.
Pour que l’émission monte en puissance, l’interaction sur le plateau est déterminante. « Pour qu’il y ait de la vie sur le plateau, il faut que les écrivains réagissent entre eux », préconise François Jougneau. « Auparavant, François Busnel interviewait les invités les uns après les autres. Désormais nous essayons de faire en sorte que la parole circule plus, que les invités interagissent. »
Pour favoriser ces interactions, des tours de table ont été mis en place en début d’émission. Des séquences autour de la langue et des mots sont régulièrement utilisées. Les écrivains sont invités à choisir un mot projeté dans une sélection projetée sur l’écran pour répondre à une question. « Mais l’interaction va passer avant tout par la volonté farouche de François de vouloir faire croiser les invités, en intégrant dans l’interview sur un livre quelques questions renvoyant à un autre invité. L’émission passe avant tout par lui, c’est lui le maitre d’œuvre », insiste François Joungeau. Les passerelles entre les livres sont explorées en amont de l’émission, tout comme les éventuels liens dans la vie et l’œuvre générale de chaque auteur.
A ce titre, le premier quart d’heure conditionne bien souvent la cadence de l’émission entière. Pour donner une bonne dynamique de départ, deux stratégies peuvent être adoptées. « Quand on a un écrivain renommé ou une personne très importante comme Badinter, on peut aller piocher des choses importantes sur lui ou le livre, et se focaliser sur lui seul. Il est tellement important que dans ce premier quart d’heure on n’écoutes que lui. Mais il faut vraiment que ce soit une stature », détaille Florent Le Dû. L’autre stratégie, plus fréquente est de provoquer la discussion entre les auteurs présents sur le plateau. « Ca inclut plus le téléspectateur, qui va s’identifier à l’un de quatre, ou qui va se positionner. Il aura envie de donner son grain de sel lui aussi. »
Pour que les auteurs puissent réagir aisément sur les livres de leurs confrères, la rédaction met une attention particulière à faire parvenir les livres aux invités. « Que les auteurs se lisent entre eux est devenu vraiment important. Avant les attachés de presse envoyaient les livres, mais il y avait des oublis. Ce n’était pas aussi important que maintenant : dès qu’on reçoit les noms, on envoie les livres », explique Dorothée Fries.
Ces différents efforts de production de l’émission sont payants. Si l’interprétation des audiences est toujours incertaine car plusieurs facteurs entrent en jeu, y compris des contextes de diffusion indépendants de la qualité de l’émission (concurrence des autres chaînes), les chiffres semblent conforter la théorie selon laquelle une émission rythmée est plus regardée et plus suivie. « En 2016-2017, on était à 350 000 téléspectateurs de moyenne et en 2017-2018, on était à 550 000 de moyenne, soit 60 % de plus » retrace Florent Le Dû. Certaines émissions grimpent même jusqu’à 600 000, 700 000 téléspectateurs. Il faut ajouter à ce chiffres ceux du replay. Chaque semaine, il attire environ 150 000 personnes, soit un tiers de l’audience relevée pour le direct. « Je trouve ça incroyable aujourd’hui qu’on ne prenne pas cette cible-là en question », tempête François Jougneau. « Quand on fait une mauvaise audience, le couperet tombe le lendemain matin, sans savoir si le replay sera suivi après. Les règles de la télé sont totalement inadaptées à l’époque. »
Lorsque le dialogue peine à s’installer entre les auteurs, les audiences sont plus médiocres. « Quand on fait des émissions plus à l’ancienne, moins rythmées, moins produites, on se retrouve avec des audiences entre 300 et 400 000 téléspectateurs », observe Inès De La Motte Saint Pierre.

Conquérir les réseaux sociaux
"La Grande Librairie" a commencé à penser sa présence web avec plus d’intensité depuis deux ans. « François Busnel n’y tenait pas du tout avant, mais il s’est rendu compte que c’était devenu obligatoire », commente Benoit Bisch, responsable des contenus web et de la communication.
Car alors que l’offre audiovisuelle est pléthorique, la demande elle, se disperse sur d’autres supports. Les jeunes générations délaissent le petit écran pour les surfaces connectées de leurs smartphone, tablettes et ordinateur. « Les « digital natives », nés avec le numérique, c’est une génération qui proclame le « où je veux, quand je veux » » expliquait Françoise Nyssen dans les colonnes du Monde en juin dernier.
Sur le web, les audiences aussi ont progressé de manière spectaculaire en deux années. « L’affluence et l’engagement des internautes a beaucoup évolué en trois saisons. Avant que j’arrive, il n’y avait aucune stratégie mise en œuvre, raconte Benoît BIsch. On avait 20 000 abonnés sur twitter. Maintenant on en a 100 000. »
Aujourd’hui, le compte Facebook de "La Grande Librairie" est très suivi : il y a plus de 300 000 j’aime. Et le public de La grande librairie est particulièrement dynamique : il réagit, il commente… « La communauté de la grande librairie est très engagée sur les réseaux sociaux à la différence de nombreuses autres émissions culturelles. Elle interagit beaucoup, commente et partage énormément, ce qui permet aux posts d’avoir une bonne visibilité et une bonne portée", analyse Noémie Roussel, responsable des contenus numérique à France télévisions. Cela s'explique par le fait que "La Grande Librairie" s’adresse aux lecteurs connus et reconnus par cette communauté, ce qui explique un engagement plus fort. Les lecteurs sont des gens très actifs sur les réseaux sociaux", précise-t-elle. Le programme, retransmis sur TV5 Monde est également très suivi à l’étranger par le public francophone.
Le web offre au service public une perspective publicitaire : » on peut mettre de l’argent sur les vidéos qu’on met sur Facebook pour mieux cibler l’audience », explique Benoît Bisch. « Quand on fait une émission sur Matthieu Ricard, le moine bouddhiste, on va booster la publication en ciblant des gens qui aiment la méditation, des gens qui ne sont pas forcément le public de la grande librairie mais qui pourraient être intéressés par le contenu ». L’investissement sur le web reste cependant mineur.
« Le budget alloué pour le web est de 600 à 700 euros par mois, ce qui n’est rien du tout » regrette Benoît Bisch.
Les stratégies du web
Les réseaux sociaux sont une vitrine à l’égard de la profession entière, des libraires. Ils permettent d’élargir le panel de gens qui connaissent l’émission. « Notre stratégie, c’est de faire connaître, faire savoir, de toucher notre public et au-delà » résume Benoît Bisch.
L’optique reste la même qu’à la télévision : donner envie aux gens de lire et dépoussiérer l’image de l’émission littéraire. « Le verbatim de "La Grande Librairie", c’est le plaisir de lire, la littérature comme une action jouissive. On essaye de la montrer comme un plaisir accessible ». Car s’il est un lieu qui permet de décloisonner l’auditoire, c’est bien le web et ses réseaux : « Le but c’est de sortir d’un entre soi exclusivement réservé aux puristes et aux spécialistes du genre » note Benoît Bisch. Car si l’image de "La Grande Librairie" représente le sérieux de l’institution littéraire, elle demande à être renouvelée sans cesse.
Cette modernisation de l’image passe par les mêmes mutations connues au sein de l’émission : « Avant on parlait beaucoup des livres et pas assez des personnes derrière les livres. » Les publications se limitaient à une photo de couverture de livre, une citation, il n’y avait aucune vidéo. « L’idée c’était de rendre humain, de mettre un visage sur ces objets. Les livres sont un moyen de dire et pas l’objet premier de l’émission. C’est l’écrivain qui dit le livre. On a toujours besoin d’avoir un visage, c’est ce qui intéresse les gens et c’est le but de l’émission », défend Benoît Bisch.
Parler littérature suppose également d’en adopter les codes. « J’utilise les mécaniques du web : j’essaye d’interpeller en posant une question. Par exemple, lorsqu’on reçoit avec Lorànt Deutsch, qui a écrit un livre sur l’histoire du français, je vais écrire « savez- vous d’où vient la langue française ? », pour que les gens aient envie d’en savoir plus. Il faut aussi toujours faire très court, ne pas balancer des pavés », préconise-t-il..


Mais comment illustrer de manière attractive la littérature, qui par essence, est abstraite, sans images ? « Il y a de multiples moyens, abonde Benoît Bisch. On peut avoir recours à des citations. Les mots, c’est aussi de l’image. C’est du pain béni, la matière première est dingue. Je préfère avoir du texte qu’avoir de l’image : à partir de lui on peut créer tout ce qu’on veut » s’enthousiasme-t-il.
L’utilisation des gif, par exemple, permet d’aborder la littérature avec un ton jeune et décalé. « Le premier que j’ai fait, c’était pour un livre de Patrice Gueniffey, « Napoléon et de Gaulle, Deux héros français ». J’ai mis le tête du général de Gaulle sur le corps de Napoléon. François a beaucoup aimé, il l’a mis à l’émission, il n’avait jamais vu ça », se souvient Benoit Bisch. Pour Virginie Despentes, auteur de « Vernon Subutex », ce sera « ambiance néons obscurs ».
Pour se faire connaître plus, une petite pastille web a été créée : c’est le « Qui êtes-vous ? » Basée sur le modèle des vidéos questions-réponses à la Konbini, « c’est un produit de com », annonce d’emblée Florent Le Dû. « Ce n’est pas un format très inventif, mais personne ne le fait sur la littérature ou sur les écrivains. »
Le concept est simple : face caméra, un écrivain répond brièvement à des questions diverses sur sa vie, ses goûts littéraires, ses routines d’écriture... « Ce rendez-vous cherche à plaire à la fois aux jeunes et aux vieux, aux fidèles et à ceux qui ne connaissent pas », décrypte avec le recul Florent Le Dû, qui prépare chaque semaine les questions de ce «Je me souviens » enregistré à chaque fin d’émission. « J’essaye de mélanger des questions purement littéraires, une citation qu’ils aiment bien, leur grande œuvre littéraire avec des choses plus drôles, plus pop culture, des références au sport… »
Visionnées en une minute, ces vidéos ne demandent pas beaucoup de temps et de concentration, elles sont destinées à être vues largement, et peut-être, à orienter le téléspectateur vers le replay de l’émission
Il permet également de promouvoir des invités de marque. Le « Qui êtes-vous ? » consacré à Roberto Saviano par exemple a suscité des réactions :« J’ai entendu des choses comme :« je ne savais pas que vous aviez des gens aussi importants »… et « c’est fou comme il peut être très grave et très drôle à la fois ». C’est un exercice qui permet d’intéresser le public à notre émission par un biais un peu plus léger » conclut Florent Le Dû.
Divertissement :
un gros mot pour parler littérature ?
Si elle a su se remettre en question et moderniser son image, "La Grande Librairie" demeure une émission de plateau imposant une stature sérieuse : François Jougneau mesure la différence avec son expérience au "Grand Journal".« Evidemment, avec une émission littéraire, je ne peux pas faire certaines choses que je me permettais sur Canal +. Ca n’aurait pas de sens. Il faut savoir à partir de quelle matière on part et ce qu’on malaxe, ce que l’on travaille. Et la littérature, même quand elle est légère, c’est sérieux. Ecrire, ce n’est pas rien », relève-t-il.
« On ne fait pas du divertissement », affirme François Busnel. Le mot est lâché, et fait débat. Du côté des anti, Patrick Tudoret considère que l’aire de la « Télé-divertissement », en soumettant le livre et l’auteur à son règne, signe purement et simplement la chute et la fin annoncée de l’émission littéraire.
Mais certains voient le divertissement d’un regard très différent. « Tout est une question de définition, et de ce que l’on met derrière ce terme » défend François Jougneau. « Pour moi, par définition, la télé est avant tout un médium de masse, il qui est là pour divertir. » Augustin Trapenard abonde dans le même sens « Nier le divertissement, c’est comme imaginer de la presse écrite sans écrit et de la radio sans voix. La télévision est faite d’images mouvantes, c’est donc spectacle. »
Si la télévision divertit par essence, les procédés d’actions sont parfois radicalement opposés. Il y a « du divertissement avilissant, du divertissement populaire, du divertissement charmant, du divertissement culturel et intelligent… » énumère François Jougneau. Pour lui, culture et divertissement ne sont pas nécessairement antinomiques. « Quand je parle à François, je n’emploie jamais ce mot-là, mais je considère que ce que l’on fait à La grande Librairie pour rendre le programme un peu plus attractif, un peu plus sexy, un peu plus pop, appelons la chose comme on voudra c’est une forme de divertissement, qu’on le veuille ou non. Je ne dis pas qu’on fait le plus grand cabaret du monde ! » insiste-t-il.
Augustin Trapenard croit lui aussi à l’intérêt de ce prisme pour parler culture : « Je crois beaucoup à la télévision comme divertissement au sens où l’entendent les américains. Divertir, c’est aussi faire ce pas de côté qui permet de réfléchir dans tous les sens du terme, établir une réflexion ».
CHAPITRE IV
Créer de nouvelles histoires
L'exemple de "21 cm"
Le salut de l’émission littéraire se trouve-t-il justement du côté du divertissement assumé ? En marge des émissions de plateau comme "La Grande Librairie" et de leur facture très classique, l’émission "21 cm" d’Augustin Trapenard, pur produit de divertissement, offre un regard tout à fait novateur sur le traitement de l’objet littéraire à la télévision.
Nourri à l’émission de Bernard Pivot quand il était petit, très proche de François Busnel, qu’il considère comme son mentor, cet amoureux de littérature a eu l’occasion de travailler pour la presse écrite, la radio et la télévision.
Si aujourd’hui le grand public le connaît essentiellement pour son rendez-vous culturel "Boomerang", à 9 heures sur France Inter, les amateurs de littérature ne manquent pas de suivre avec gourmandise depuis 2016 l’émission littéraire qu’il orchestre tous les mois sur Canal +.
« 21 cm », la taille moyenne d’un livre, et le poids de l’âme dit-on. La mesure est modeste, tous comme les audiences et la diffusion en seconde partie de soirée sur une chaîne cryptée. Mais, dès sa création, l’émission fait parler d’elle. Dans le respectable sérail des rendez-vous littéraires, elle fait figure d’ovni. "L’idée, c’était de casser ce code de la littérature à la télévision, des codes qui correspondent la grande émission de plateau", expose Augustin Trapenard. Il dit avoir toute latitude de la part de Canal + pour mettre en œuvre la programmation et la construction de l’émission telle qu’il l’imagine. Loin des traditionnels interviews réalisés dans des poses statiques, il entraîne avec lui l’écrivain et le lecteur dans un parcours haut en images.

A la recherche d'un nouveau territoire

Derrière son vernis pop, cool et moderne, "21 cm" renoue en fait avec les origines de l’émission traditionnelle : le journaliste part à la rencontre de l’écrivain et de ses secrets d’écriture. "J’avais envie de faire une émission plus patrimoniale, qui fonctionne par territoire", avance Augustin Trapenard.
Le concept est poussé à l’extrême, avec pour chaque émission une triade de lieux : le premier est choisi par l’écrivain. Le territoire central a lieu dans le salon aux murs tapissés de livres d'Augustin Trapenard. L’auteur sera d’ailleurs invité à en choisir un. Entre grignotages et divagations musicales devant le juke-box, cette bibliothèque intime offre une autre tonalité, "une autre façon de converser". Le dernier territoire est choisi par Augustin Trapenard au regard de l’œuvre de son invité. "Par exemple, Yvetot, pour Annie Ernaux parce que c’est à mon sens le lieu le plus central de son œuvre, le lieu original, le lieu où tout commence pour elle".
Avancer par territoire, confronter l’auteur à ces différentes strates de lieux "ça on ne l’avait jamais vu nulle part". D'où lui vient cette obsession de l’espace à investir ?
Sa formation initiale, axée sur la sociologie et l’histoire de la littérature, y est pour beaucoup. "Ancrer et contextualiser un texte littéraire dans un époque et un lieu donné, c’est ce qui m’intéresse. C’est comprendre par exemple qu’Annie Ernaux n’aurait pas été possible aux Etats Unis… » Contrairement à ses aînées, « 21cm » n’est pas une émission de promotion : « Elle ne se concentre pas sur un texte, mais sur une œuvre, sur une trajectoire complète » justifie Augustin Trapenard.
Dans l’esprit Canal qu’il connaît bien, Augustin Trapenard insuffle à l’émission un humour décalé. Lui-même se met en scène systématiquement dans des séquences loufoques et carburant à l’auto-dérision.
« C’est du divertissement, assume-t-il. Je dit qu’il faut pouvoir regarder cette émission en mangeant du pop-corn. « 21cm », c’est vraiment une émission de création. »
La phrase préférée de son rédacteur en chef ? « Ca, je ne l’ai jamais vu à la tv ». Pour lui, Canal + est l’une des rares scènes de création à la télévision française. « France tv ne l’est pas ou plus, et c’est normal elle n’a pas la même mission, c’est un service public. "21 cm" s’adresse à un auditoire, c’est quelque chose que je n’oublie jamais ».
La phrase préférée de mon rédacteur en chef ?
"Ca, je ne l'ai jamais vu à la télé".
Augustin Trapenard
Contrairement au présentateur d’une émission de plateau comme François Busnel qui garde dans ses interviews un certain recul pour permettre à l’écrivain de développer sa pensée, Augustin Trapenard, dans "21 cm", prend une place aussi marquée que celle de son invité.
Ses interviews ne se départissent jamais d’une subjectivité revendiquée. « C’est à la fois un vrai parti pris et un engagement. Je trouve que l’illusion de neutralité est absolument folle aujourd’hui. On a des journalistes qui nous expliquent qu’ils ne prennent pas parti, qu’ils ne sont pas citoyen, qu’ils ne votent pas et que c’est ce qui crée leur grande neutralité. J’ai toujours envisagé la littérature et les arts en général comme des lieux de partage et d’échange. »
Plutôt que des interviews, le dialogue qui se noue touche souvent à la vie personnelle des deux partis. "Evidemment, je pars du principe que quand je demande à un invité de se confier sur lui, il est tout à fait normal qu’il puisse me retourner la question. C’est d’ailleurs souvent dans ces moments d’échanges très intimes qu’il se passe des révélations et des moments fous."
Lorsqu’on le critique d’être trop complaisant et admiratif face à ses invités, Augustin Trapenard a sa réponse prête : "Si je choisis d’inviter quelqu’un, c’est qu’il m’interroge. Je ne vais pas l’attaquer, au contraire…
Au buzz j’ai fait un jour le pari du sens", martèle-t-il avec conviction, évoquant l'importance d'une pensée qui, mise en confiance se construit, se libère petit à petit.
Au buzz,
j'ai fait un
jour le pari
du sens.
Augustin Trapenard
Donner du rythme
Le rythme dans « 21 cm » est effréné. Dans cette émission très dense, presque saturée d’idées, les perspectives de séquence sont exploitées au maximum et l’œil et l’esprit s’y déploient tous azimuts. « Il était très important pour moi qu’on ne s’ennuie pas » défend Augustin Trapenard, qui n’oublie pas que la télévision repose sur l’image, mais qui délivre surtout une déclaration d’amour aux livres. « La littérature est comme une jouissance, une joie, un rythme effréné. Je suis un grand lecteur de Barthes, pour moi le texte jouit, la littérature ponctionne ce principe de plaisir » » soutient-t-il. De Patti Smith à Riad Sattouf, en passant par Virginie Despente, Tatiana de Rosnay, Daniel Pennac ou Annie Ernaux chaque nouveau numéro apporte son lot de surprises et de découvertes. « On essaye de faire en sorte qu’elles ne se ressemblent jamais les unes des autres » avance Augustin Trapenard.
L'illusion
du temps de parole
Dans ce rythme infernal, l’émission, paradoxalement, assume de prendre le temps. Chaque épisode dure 50 minutes.
Ne pas ennuyer le téléspectateur, c’est aussi le tromper un peu : « ma grande théorie, c’est l’illusion de temps de parole » explique Augustin Trapenard. « Aujourd’hui, on est dans un monde d’image, d’effervescence, d’urgence. J’essaye donc de séquencer mes interviews, pas plus d’une douzaine de minutes. Ca peut paraître absurde, mais pour l’auditeur, ça paraît long 10 minutes. C’est de l’illusion du temps de parole. Ca semble profond." La preuve selon lui que faire le pari du temps est encore possible. "Je crois que c’est ce vers quoi on doit aller : de passer de l’illusion du temps de parole au vrai temps de parole, de plus en plus profond."
CONCLUSION
De tradition en création:
des programmes littéraires complémentaires
D'un côté, "La Grande Librairie", héritière de la traditionnelle émission de plateau, prouve qu'elle peut se renouveler sans perdre son sérieux et sa qualité éditoriale. Prescriptrice, elle permet une promotion intelligente de la littérature.
De l'autre, le magazine "21 cm" joue sur le tableau de la nouveauté, de la création. Plus légère sur le ton et la forme, elle se détache de l'exercice promotionnel, sort du studio de télévision et provoque une parole intimiste de l'écrivain.
La cohabitation de programmes si différents permet d'offrir au public une offre télévisuelle diversifiée sur la littérature.
"Si la part culturelle à la télévision se réduit de plus en plus, certaines de ces heureuse initiatives comme "21 cm" d’Augustin Trapenard montrent bien que l’exception culturelle à la française ne veut pas mourir" conclut Patrick Tudoret.